(Initialement publié sous forme d’un fil Twitter)
Je lis de nombreux commentaires dédaigneux sur les vidéos de plainte adressées par les mobilisés russes et leurs proches à Poutine. Immaturité politique? Mentalité d’esclave? Et si je vous disais qu’il s’agit de stratégies rationnelles?
Première chose à savoir: la vidéo arrive souvent en bout de chaîne, lorsque le mobilisé et sa famille ont échoué dans d’autres recours: interpellation des commandants directs et des autorités militaires, sur le front et sur le lieu de rattachement; plaintes au ministère de la Défense. Le premier réflexe est souvent légaliste: identifier les autorités compétentes, demander le respect des droits des mobilisés ou le rétablissement de l’ordre dans une situation jugée anormale. Dans les vidéos, les mobilisés et familles détaillent souvent ces démarches. La « vidéo à Poutine » est un pas de plus qui vise à donner de la visibilité à leur situation pour susciter une réaction du pouvoir. Le discours patriotique et militariste est destiné entre autres à les protéger des répressions. Les mobilisés sont-ils aussi loyaux que les vidéos laissent l’entendre? Difficile de connaître la part de stratégie de survie dans leurs discours. Par ailleurs, voir ses camarades tués par l’ennemi change souvent le sens de la guerre: on se bat pour venger le mort.
Force est de constater que dans le contexte russe, ces vidéos se révèlent souvent une stratégie plus efficace que d’autres. Les autorités régionales réagissent, lancent des contrôles. Ca n’aboutit pas toujours, mais c’est toujours mieux que le silence.
Ici, le gouverneur de Belgorod qui répond que la plainte à été transmise aux autorités. Là le gouverneur de la région d’Irkoutsk qui promet le transfert prochain de « ses » mobilisés. Même si ça ne marche pas à tous les coups, loin de là, les mobilisés suivent un principe central de la culture protestataire russe (et pas seulement russe): l’invisibilité tue, la visibilité donne une chance. Si ça marche plutôt mieux, c’est aussi qu’il s’agit d’une pratique encouragée. Dans le régime autoritaire personnaliste russe, la décision est verticale. Elle ne dépend pas des institutions, mais des liens perso. L’appel personnel au puissant est une pratique courante.
On a beaucoup parlé des courageuses mères de soldats allant chercher leurs fils en Tchétchénie. Mais l’essentiel de l’action des mamans de soldats a consisté en fait d’écrire des lettres de plainte. Au Comité des mères de soldats. J’en parle ici. Les « lettres au président » s’intègrent dans une culture politique où la plainte au pouvoir est un mode d’action d’autant plus légitime que les corps intermédiaires sont faibles. Cf numéro de revue consacré à ce sujet. La plainte est la forme d’appel au pouvoir la plus recevable. Et par ailleurs, Poutine lui-même a institutionnalisé la pratique de micro management des plaintes par le président : c’est ce qu’il fait lors de chaque « ligne directe » avec le peuple. Dans un contexte où il faut agir d’urgence pour sauver sa peau, la vidéo de plainte à Poutine est probablement – et rationnellement – l’un des meilleurs outils dont les mobilisés disposent.
Quid de la désertion ou de l’insoumission, me demanderez-vous? Nous n’avons AUCUN moyen aujourd’hui d’estimer l’importance des désertions et des actions d’insoumissions. Le pouvoir et les militaires ont tout intérêt à les dissimuler, mais les déserteurs et insoumis aussi, surtout s’ils se cachent. En tout cas, une fois de plus, pour comprendre ce qui se passe, il me semble utile de rentrer dans la tête de ces hommes, ni plus bêtes ni plus intelligents que vous et moi, qui font des choix dans un contexte politique très différent du nôtre.

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