Il n’a jamais été simple de parler du Bélarus en France sans tomber dans le cliché. La formulation « dernière dictature d’Europe » a encore été reprise par les médias aujourd’hui pour évoquer le scrutin présidentiel qui s’est tenu dimanche, et j’en veux un peu aux journalistes pour cette paresse intellectuelle.
« Dernière dictature d’Europe » était une formule confortable pour se rassurer sur le processus de démocratisation qui aurait été en voie de généralisation sur le continent européen; certes, à des vitesses variables, mais quand-même quasiment certain. Le Bélarus faisait alors office d’épouvantail et de dernier bastion d’un monde en cours de disparition. Cela empêchait de voir les dynamiques réelles sur place (et de s’interroger par exemple sur la manière dont la stabilité, les politiques sociales et le progrès économique pouvaient atrophier la sensibilité politique). Cela faisait aussi du bien à l’égo européen.
Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, bien évidemment, et dans un contexte de montée d’attractivité des autoritarismes, le Belarus est plutôt un cas d’école qui devrait attirer notre attention. Dire que l’élection présidentielle qui vient de s’écouler était un simulacre, c’est à la fois vrai et stérile, parce que c’est une manière de dire « point, à la ligne, on passe à autre chose » qui neutralise toute volonté de compréhension.
Malheureusement, la guerre conduite par la Russie contre l’Ukraine m’a empêché d’être suffisamment vigilante sur le Bélarus pour livrer une analyse approfondie. Ce que je dis est à prendre avec des pincettes; ce sont des pistes à creuser.
Un régime politique autoritaire fonctionne grâce à un certain dosage de coercition et d’adhésion; il doit non seulement mettre en place une répression suffisamment forte pour bloquer les oppositions, mais aussi distribuer suffisamment de bénéfices pour susciter l’adhésion. Plus le ratio est en faveur des bénéfices, plus le pouvoir est stable; plus il penche du côté répressif, plus le régime est fragile. Pendant longtemps, le régime politique du Belarus s’est attaché à distribuer beaucoup de bénéfices à la population, notamment à travers des politiques sociales, des politiques de développement et une promesse de stabilité et de prévisibilité. Les Bélarusses vivaient – économiquement – plutôt mieux que beaucoup de leurs voisins, et en avaient conscience. Le prix politique à payer apparaissait donc comme acceptable.
Evidemment, le soutien de la Russie était et reste l’exosquelette du régime bélarusse, aussi bien d’un point de vue politique qu’économique.
Les protestations massives de 2020 étaient intervenues dans le contexte d’une certaine fragilisation du modèle, et notamment d’une perception du régime comme moins protecteur, mais aussi en décalage avec les demandes de la société. Les répressions violentes qui ont suivi et qui se sont maintenues tout au long des années suivantes ont fait basculer le ratio répression/bénéfices en faveur de la répression. Cette période violente va compter dans l’histoire politique bélarusse: on ne le perçoit pas encore, mais elle a donné naissance à une expérience différente, moins marginale de l’opposition politique, de la répression et de la prison. Elle a aussi permis de structurer une opposition à l’étranger et de lui donner des canaux de prise de parole. Derrière les apparences de « il ne se passe rien », le Belarus est en réalité bien plus prêt qu’en 2020 à entamer une transition politique, avec une nouvelle génération de citoyens jetés avec violence dans la politique.
Cependant, et paradoxalement, c’est la guerre en Ukraine qui a redonné de la stabilité au régime bélarusse. En effet, dans un contexte où la Russie essaie de toutes ses forces de faire du Bélarus un cobelligérant, il y a des choses que Loukachenko a réussi à protéger. Certes, des unités armées russes et des complexes d’armement sont désormais basés au Belarus, qui sert de base aux attaques contre l’Ukraine. Cependant, aucune unité armée bélarusse ne combat aux côtés de la Russie contre l’Ukraine. Pensez au paradoxe: des soldats nord-coréens, mais pas de soldats bélarusses, alors que le pays se déclare être le plus proche allié de la Russie. Le territoire du Bélarus reste un territoire en paix. Cela, les citoyens savent qu’ils le doivent en partie à Loukachenko… mais aussi en partie aux Ukrainiens qui ne désespèrent pas de retourner les Bélarusses contre Moscou, et qui ne les perçoivent pas de la même manière que les Russes.
La politique menée par Loukachenko vis-à-vis de la Russie a été caractérisée par un de mes anciens collègues bélarusses par la formule suivante: « on dit oui à tout, puis on bureaucratise au maximum le processus pour finalement ne rien faire ». C’est aussi une stratégie que les Bélarusses appliquent au quotidien vis-à-vis de leur Etat. Il y a une certaine résilience stratégique de la société bélarusse qu’on ferait bien de souligner. Ne nous laissons pas tromper par cette apparence de calme plat: le Bélarus n’est pas la Russie et suivra une dynamique qui lui sera propre.

Laisser un commentaire