(Initialement publié sous forme d’un fil Twitter)
A quoi pourrait ressembler une « deuxième vague de mobilisation » en Russie que certains disent inévitable au vu des évolutions du front? Quelques éléments.
L’Etat russe a-t-il besoin d’une nouvelle mobilisation? Il y a un élément sur lequel je ne suis pas compétente: c’est l’opportunité militaire d’utiliser des masses de civils sans formation sur le front, plutôt que des combattants formés (pour lesquels il y a d’autres viviers). Si on met de côté cette question d’opportunité, et qu’on se concentre sur la capacité à mobiliser, on peut dire que l’Etat russe
- Cherche à rectifier les erreurs de la première vague
- N’y arrivera pas forcément…
- N’a pas besoin de déclarer une deuxième vague, et peut conduire une mobilisation pointilliste, peu visible, peu susceptible d’entraîner un choc dans la population
- S’il le fait quand-même, ce sera dans un scénario d’intensification de la guerre.
La première vague a été non anticipée et faite dans des conditions chaotiques. Il fallait recruter vite, massivement, avec des listes non actualisées et des objectifs à remplir au niveau régional. Les rafles indiscriminées d’hommes en ont été la conséquence. Depuis quelques mois, l’Etat russe essaie de rectifier ses erreurs. Il a accéléré la numérisation des listes de réservistes (les commissariats militaires qui les gèrent ne sont pas tous équipés de bases de données électroniques, ni connectés à Internet). C’est « l’âge de pierre », a commenté en novembre un haut responsable russe. Le pouvoir a ordonné la création d’une base de données administrative unifiée pour le 1er avril 2024, permettant de regrouper toutes les données disponibles et à jour sur un citoyen.
Si on suit la logique du sociologue russe Greg Yudin, la guerre d’Ukraine serait une « guerre d’entraînement » qui permettrait au pouvoir russe de mettre à l’épreuve son armée, identifier ses défaillances et les corriger, avant la guerre suivante, ailleurs en Europe. L’objectif d’avril 2024 va dans le sens de cette projection dans le moyen terme. Mais dans les semaines/mois qui viennent, le pouvoir n’a pas les moyens de se transformer en « big brother » puissant et traquer les mobilisables via leurs identités numériques. En revanche, la modernisation des bases de données de mobilisables sera une belle opportunité de détournement d’argent public. Je suis prête à parier que des sommes coquettes seront allouées à la numérisation des listings militaires… et feront des heureux!
Cependant, le pouvoir prépare, localement, une mobilisation « par petites touches ». Les universités ont été invitées à renseigner les listes de leurs futurs diplômés, les entreprises doivent donner des listes; les administrations se préparent à mobiliser. Le pouvoir n’a besoin ni d’un décret ni d’une annonce pour continuer la mobilisation: l’ancien décret est toujours en vigueur. L’avantage de la mobilisation pointilliste, c’est à la fois sa faisabilité (les commissariats seront moins débordés), et sa discrétion. La « mobilisation pointilliste », c’est envoyer ou faire porter des convocations de manière sélective et ciblée: dans un foyer de travailleurs; une entreprise; un quartier; un village. Possiblement des convocations trompeuses « pour vérification de données ».
Dans une société où prétendre que la guerre est loin est une stratégie courante des citoyens, ce type de mobilisation peut être acceptable. La mobilisation n’est plus une anomalie dans le paysage, et il est plus facile de fermer les yeux sur les recrutements ciblés. Une telle mobilisation serait aussi moins visible pour nous, et entretiendrait un flou pratique sur les chiffres des combattants. Bref, dans un scénario de continuité, cela me semble l’hypothèse la plus confortable et la plus probable pour le pouvoir.
Cependant, il n’est pas prudent de tabler uniquement sur un scénario de continuité dans cette guerre. On ne peut pas exclure une déclaration ouverte de deuxième vague de mobilisation militaire. De quoi cette déclaration serait-elle le nom? La mobilisation reste un élément perturbateur pour la société russe. Elle a déjà décimé des communautés rurales et lourdement affecté des régions, comme le décrit ce reportage de Julian Colling. Même si les Russes ne savent pas et/ou préfèrent fermer les yeux sur ce qui se passe sur le front.
A mon avis, faire le choix d’une déclaration de deuxième vague serait le signe d’une montée en intensité de la guerre qui nécessite une mobilisation POLITIQUE plus importante de la population. Une plus grande menace qui nécessite un plus grand sacrifice. Pour l’instant, contrairement à la lecture que nous pouvons avoir des discours poutiniens, le pouvoir continue à entretenir une situation de consensus permissif, où on demande aux citoyens d’être mobilisés mais pas trop; hargneux mais pas actifs. L’un des éléments qui expliquent l’autorisation donnée à Wagner de recruter des prisonniers, c’est justement la volonté d’invisibiliser la guerre. Le pouvoir n’a pas franchi le pas de la politisation d’une société qu’il a veillé à rendre dépolitisée pendant 20 ans. Le « consensus permissif », c’est des citoyens qui laissent faire, qui donnent les bonnes réponses et scandent les bons slogans à la demande, mais ne cherchent pas à intervenir davantage. Les Russes adhèrent à ce modèle habituel, confortable et protecteur.
Une deuxième vague ouverte et déclarée serait un nouveau séisme politique. Difficile à dire quel serait son impact sur les mobilisés, mais aussi les gouverneurs de région ou les milieux des affaires. Mais peut-être que le séisme fait précisément partie de la stratégie.