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Ce carnet se devait de partager une histoire de Noël: la voici. Une histoire en apparence anecdotique, liée à une comédie romantique soviétique qui se passe la nuit du 31 décembre. Une histoire dont le sens politique est saisissant.

L’illusion mnésique

Tous ceux qui ont mis, de près ou de loin, un pied en Russie ces dernières décennies, ont entendu parler de L’ironie du sort, comédie romantique soviétique sortie en 1976 dont l’action se passe le soir du réveillon du Nouvel an. La publication par l’anthropologue russe Alexandra Arkhipova d’un article déconstruisant une idée reçue liée à ce film classique, celle qui le présente comme une tradition de longue date des célébrations des fêtes de fin d’année en Russie, a jeté un certain trouble dans les réseaux sociaux russophones.

La comédie de Eldar Riazanov est souvent décrite comme un film qui accompagne le 31 décembre des Russes à chaque passage vers l’année nouvelle, ceci depuis de longues années, dans une continuité qui dépasse les changements de régime. Un élément fort de l’identité culturelle soviétique, puis russe. La page Wikipédia française du film reprend aussi ce cliché en parlant de « comédie culte du cinéma soviétique, dont la diffusion chaque année à la télévision le 31 décembre est devenue une tradition, même dans la Russie d’aujourd’hui« .

Faux, répond Arkhipova, statistiques des programmes TV à l’appui. Le film sorti en 1976 est, certes, diffusé l’année de sa sortie, puis en 1977 et 1979, mais ensuite il n’est montré que trois fois dans la décennie suivante. Pas de quoi en faire un film culte tout au long des dernières années soviétiques; surtout, pas de quoi déclarer que le film est depuis sa sortie un incontournable du programme des festivités télévisuelles.

L’analyse statistique des programmes de télévision montre que L’ironie du sort ne revient en grâce sur les principales chaînes de la télévision qu’au milieu des années 1990, en même temps que d’autres programmes qui jouent sur la nostalgie de l’époque soviétique. Mais c’est dans les années 2000 que sa diffusion explose (plusieurs dizaines de diffusion chaque 31 décembre, sur plusieurs chaînes) et que les chaînes de télévision lui attribuent ce caractère de film fondateur des traditions festives russes. L’ironie du sort, présentée comme un rituel partagé par le monde russophone, devient ainsi, par l’action des médias contrôlés par l’Etat, une tradition inventée au sens d’Hobsbawm et Ranger: une pratique récente à laquelle on attribue un caractère traditionnel afin d’en faire un réceptacle des valeurs du groupe ou un support de légitimité. Le groupe de référence ici, c’est la nation russe, mais au-delà, toutes les nations ayant fait partie de l’Union soviétique qui sont supposées avoir partagé ce rituel depuis les années 1970.

La publication de l’article d’Arkhipova qui montre la construction récente et artificielle de cette « tradition » a provoqué des remous dans les réseaux sociaux russophones. Beaucoup de commentateurs l’accusent avec indignation de manipuler les données, et jurent avoir regardé le film le 31 décembre de chaque année à l’époque soviétique, ce que les programmes de télévision de l’époque démentent. Ces faux souvenirs implantés dans l’esprit des spectateurs montrent bien la force du matraquage des grandes chaînes russes de télévision, capables de créer en quelques années des illusions mnésiques frappantes. La puissance du faux souvenir est intéressante en soi; elle l’est encore plus quand on comprend le rôle politique qui lui est attribuée.

La mythologisation consciente du film a lieu dans les années 2000, et c’est dans ces mêmes années qu’on voit se cristalliser une réhabilitation officielle du passé soviétique. Lorsqu’en 2010, Vladimir Poutine affirmait que celui qui ne regrettait pas la disparition de l’URSS n’avait pas de cœur, j’avais tendance à penser que c’est à l’Union soviétique telle qu’elle est montrée dans L’ironie du sort qu’il faisait référence: un univers quotidien reconnaissable, le décor familier des villes brejnéviennes, un univers urbain, rassurant, pacifique, plutôt centré sur la vie de famille. Le même que l’on retrouve par exemple sur les tableaux du peintre du Tatarstan Ilguiz Guimranov.

L’URSS de L’Ironie du sort est un pays à mille lieux de ce l’URSS imaginaire des observateurs occidentaux. C’est un univers idéologiquement neutre, riche en émotions, peuplé de personnages fragiles. Les hommes y sont plus vulnérables que virils, les femmes se montrent autonomes et directives. Aucune posture militariste, aucune référence à l’Occident, aucun bâtisseur de communisme en vue. Il m’est souvent arrivé d’utiliser ce film, ainsi qu’un autre film du même réalisateur, pour expliquer la répartition genrée des rôles sociaux à l’époque soviétique, mal comprise et méconnue dans les pays occidentaux. C’est sans doute parce qu’il est une comédie de Noël humaniste qui met en valeur des dimensions non controversées de l’histoire soviétique, que le film fait un retour sur les écrans au milieu des années 1990, quand la déception monte face à une transition démocratique qui ne tient pas ses promesses. Mais c’est un tournant différent qui est pris lorsqu’il a été décidé – et je n’ai pas assez creusé le sujet pour dire comment a été prise cette décision – d’en faire un symbole de célébration nationale, un symbole de la continuité entre le passé et le présent, une passerelle immuable de l’année qui s’écoule vers l’année nouvelle.

Un outil de soft power

L’ironie du sort n’est pas uniquement un symbole national: le film a aussi été un puissant support de soft power à l’extérieur des frontières russes, couplé à d’autres marqueurs doux du soviétisme comme les produits alimentaires nostalgiques ou les dessins animés pour enfants. La popularité du film dans les pays de l’ex-URSS a été considérable. L’ironie du sort a été ainsi diffusée dans les périodes de fêtes de fin d’année par des chaînes de télévision en Ukraine et en Moldavie, au Belarus et au Kazakhstan, en Lettonie ou en Lituanie, pour ne citer que ceux-là. Il n’existe pas à ma connaissance d’étude sur le public et la réception du film dans ces pays. La diffusion du film n’y avait cependant pas le même statut gravé dans le marbre qu’en Russie. Il me semble que le rituel a cependant circulé, s’est diffusé, soutenant l’idée d’un référentiel culturel commun, de l’appartenance à un même espace. Le « Monde russe » était en grande partie l’univers de L’ironie du sort.

Le glissement de la politique d’influence russe vers des actions plus belliqueuses a été suivie, à l’extérieur de la Russie, d’une prise de distance vis-à-vis des produits culturels tels que L’ironie du sort: destinés aux russophones, entretenant une nostalgie de l’époque soviétique, et conduisant à certains moments à des positions politiques pro-russes.

Au-delà de l’effet possible du film sur les esprits des citoyens, une autre dimension, invisible à la plupart des spectateurs russes, joue dans la méfiance vis-à-vis du film. L’universel soviétique dont L’ironie du sort est voulue l’incarnation, n’est pas si universel que cela. L’univers cosy et feutré qu’il décrit est celui, prospère, de Moscou et Leningrad; les héros du film sont des Russes des grandes villes; les références culinaires et musicales sont, elles aussi, étroitement russes. Aujourd’hui où la culture russe est de plus en plus vue dans les anciennes périphéries de l’Empire comme un outil d’homogénéisation et d’écrasement des cultures locales, L’ironie du sort peut être perçue comme un outil d’imposition d’une idée de centralité de la culture russe, un outil du maintien de la domination coloniale.

En Ukraine, le rejet du film ne s’est pas fondé dans un premier temps sur une critique de l’imposition culturelle. Suite à l’annexion de la Crimée et au début de la guerre dans le Donbass en 2014, la critique s’est concentrée sur certains acteurs du film qui avaient publiquement soutenu l’annexion et visité la Crimée occupée. La diffusion d’œuvres avec la participation de ces stars du cinéma a été interdite dans les médias ukrainiens. En 2014, l’initiative « Boycott du cinéma russe » a lancé une campagne publique contre le cinéma du pays agresseur, accusé de diffuser des messages d’héroïsation des bourreaux du régime soviétique. Dès 2017, la critique cible L’ironie du destin. Si l’interdiction de diffusion du film qui n’a pas été officiellement actée, il n’a plus sa place à la télévision ukrainienne depuis l’agression russe, tout comme d’autres productions russes. Seulement 12% d’Ukrainiens avouent en 2022 consommer des produits médiatiques russes. Si ce chiffre masque certainement une sous-déclaration, il nous renseigne clairement sur une chose: regarder un média russe n’est plus une pratique socialement approuvée en Ukraine.

Sur le terrain cependant, les choses sont bien plus complexes. Ce n’est pas tant le vieux classique L’ironie du sort qui donne du fil à retordre à l’Etat ukrainien, qu’un produit culturel russe nouveau: la série Parole de garçon (la traduction du titre est très mauvaise) mettant en scène des gangs criminels d’une ville de province dans les dernières années soviétiques.

Massivement visionnée sur des sites pirates par les jeunes Ukrainiens, la série est accusée par le Ministère de la culture ukrainien de promouvoir les valeurs de l’ennemi et d’être un outil de propagande utilisé par l’agresseur. Des personnalités ukrainiennes se joignent à la critique. « Toutes ces signes d’approbation et ces commentaires du genre ‘retournons en URSS’ sont aussi dangereux que la guerre elle-même« , affirme l’actrice ukrainienne Irma Vitovska.

Comment comprendre la popularité de la série, y compris en temps de guerre? Pour certains, la raison de son succès est l’identification – problématique – des jeunes des banlieues ukrainiennes, connaissant leur lot de misère et de violence, au monde des banlieues russes des années 1980. Pour d’autres, c’est l’absence de contenus de qualité produits récemment en Ukraine qui amène les adolescents à télécharger du contenu russe. En tout cas, le scandale provoqué par la popularité de cette série montre la complexité du paysage culturel ukrainien, mais aussi la politisation de plus en plus grande des produits culturels et de la consommation de la culture.

Ni le film de réveillon, ni la série pour jeune public, ne peuvent aujourd’hui être regardés indépendamment du contexte politique de la guerre.