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Tribune parue sur le site web du journal Le Monde le 19 février 2024, et dans le journal papier du 21 février 2024.

Le décalage dans la perception de la mort de l’opposant entre les Russes et les Ukrainiens éclaire sur la complexité des relations entre ceux qui font pourtant face au même ennemi, Vladimir Poutine, analyse l’universitaire, spécialiste des sociétés postsoviétiques, dans une tribune au « Monde ».

Dans les fils de mes réseaux sociaux, ce 16 février, deux mondes. D’un côté, mes contacts russes, abasourdis, endeuillés, écrasés par le chagrin de l’annonce de la mort de l’opposant Alexeï Navalny dans la colonie pénitentiaire où il purgeait une peine infligée par l’appareil répressif russe. Des portraits de Navalny, des photos prises sur les sites de commémoration spontanée où les Russes viennent se recueillir. De l’autre, le fil de mes contacts ukrainiens, écrasés par l’inquiétude et la fatigue, bouillonnants de colère, partageant les nouvelles du front, commémorant les civils et les soldats tués dans les frappes russes, collectant de l’argent pour acheter des drones ou de l’équipement militaire. Aucune trace d’Alexeï Navalny dans ces messages, mis à part, de temps à autre, un commentaire ironique sur sa mort, maniant cet humour noir et cruel qui aide les Ukrainiens à tenir dans la guerre.

Ce décalage profondément troublant n’a rien d’anecdotique. Il permet de prendre la mesure de la complexité des relations entre les Ukrainiens et les Russes opposés à la guerre, qui font pourtant face au même ennemi, le Kremlin. La figure de Navalny est le révélateur d’une incompréhension profonde de l’autre, dont les racines plongent bien plus loin que 2022.

D’Alexeï Navalny les Russes retiennent l’indéniable courage, la ténacité dans l’opposition au régime poutinien, la capacité à insuffler une foi dans un avenir meilleur. Si sa personnalité et ses choix politiques n’ont pas toujours fait l’unanimité dans les cercles opposés à Poutine, depuis son retour en Russie, en 2021, Navalny a acquis une stature symbolique qui a gommé les doutes et les clivages. De sa prison, il était devenu le leader de l’opposition russe.

Les Ukrainiens, pourtant, ont bien des choses à reprocher à Navalny. La première d’entre elles est sa position ambiguë sur l’annexion de la péninsule de Crimée par la Russie, en 2014. Tout en reconnaissant une violation flagrante des normes internationales, sur la radio Echo de Moscou, l’opposant avait suggéré aux Ukrainiens de ne pas se faire d’illusions : « La Crimée restera une partie de la Russie et ne ferait plus, dans un avenir prévisible, partie de l’Ukraine. » Aux yeux des Ukrainiens, cette posture revenait à reconnaître de fait l’annexion.

Contentieux profond

Si Navalny a cherché, par la suite, à nuancer sa position, évoquant le projet de décider du sort de la péninsule par un référendum, les Ukrainiens étaient loin de se satisfaire de cette idée, qui entretenait la vision d’une Crimée peuplée par des citoyens russes et gommait la nature violente de l’imposition d’un gouvernement russe sur place. Ce n’est qu’en 2022, déjà derrière les barreaux, que l’opposant russe a radicalement modifié sa position, en condamnant l’agression armée conduite par la Russie, et affirmé son attachement à l’intégrité territoriale de l’Ukraine dans ses frontières de 1991, incluant donc la Crimée et les républiques autoproclamées du Donbass.

Cependant, derrière les déclarations publiques, les Ukrainiens perçoivent un contentieux plus profond. En 2014, la population russe est euphorique : 88 % approuvent l’annexion de la Crimée. Ce soutien ne descendra jamais au-dessous de 86 % dans les années qui suivent. Même dans les cercles critiques du pouvoir, la majorité a continué d’approuver l’annexion de la Crimée, et, en s’inscrivant dans cette majorité, Navalny a contribué à légitimer l’agression dans les milieux de l’opposition. Mais la responsabilité personnelle de l’opposant numéro un est, aux yeux des Ukrainiens, plus lourde encore. L’affiliation passée de Navalny aux mouvements nationalistes est connue, et lui a valu une exclusion du parti politique prodémocratique Iabloko, en 2007.

Entre 2007 et 2011, il a participé à des « Marches russes » – qu’il a parfois coorganisées –, manifestations annuelles de différentes mouvances nationalistes et ultranationalistes du pays. Internet garde la trace de sa violence verbale à l’égard des migrants en général, et des habitants du Caucase en particulier.

On reproche aussi à l’opposant son discours méprisant sur l’Ukraine. Ainsi, dans une vidéo de 2019, tout en reconnaissant l’élection démocratique de Volodymyr Zelensky, Navalny décrit un pays en déliquescence, dirigé par des élites qui sont « une bande de salopards tellement corrompus que nos propres salopards corrompus se sentent complexés ». Difficile de dire, dans ces positionnements, ce qui relève d’une conviction profonde, d’un bon mot lâché à la va-vite ou d’un ajustement stratégique aux préférences des citoyens russes.

Posture nationaliste grand-russe

Au fond, peu importe : ces éléments font de Navalny, aux yeux d’un certain nombre d’Ukrainiens, une autre tête du même monstre politique, une deuxième émanation d’un impérialisme russe profondément enraciné. Par son soutien à l’annexion de la Crimée, mais aussi par son dénigrement de ce qui est non russe, Navalny apparaît, aux yeux de certains Ukrainiens, comme coresponsable de l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Si, bien évidemment, il n’est pas celui qui a orchestré l’invasion, il a été jugé responsable, parmi d’autres personnalités qui comptent aux yeux de la population, d’avoir contribué à légitimer l’idée de l’agression et l’idéologie qui la sous-tend.

Au-delà de la figure de Navalny, le reproche est adressé à ceux que l’on qualifie en Ukraine – les guillemets sont importants – de « bons Russes », ceux qui condamnent la guerre, mais partagent les idées impérialistes du pouvoir, qui s’opposent au Kremlin, mais font le choix de l’exil plutôt que du soulèvement, qui souhaitent la fin de la guerre, mais refusent d’y prendre part, laissant les Ukrainiens combattre le pouvoir russe et mourir à leur place.

Avec ces « bons Russes », pas de discussion possible. La possibilité d’un dialogue entre les deux sociétés repose, aux yeux des Ukrainiens, sur deux préalables : la reconnaissance et l’abandon de la posture impérialiste de la société russe vis-à-vis de ses voisins, d’une part ; l’engagement dans un combat contre le pouvoir poutinien, d’autre part.

Prendre le chemin de ce dialogue demanderait aux opposants russes de se détacher explicitement d’une partie de l’héritage de Navalny – la posture nationaliste grand-russe – pour embrasser l’autre dimension de cet héritage, à savoir le courage, la colère et l’inventivité de l’homme qui a défié le Kremlin.

Anna Colin Lebedev est maîtresse de conférences en science politique (UFR droit et science politique, université de Nanterre).