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Lorsque L’Obs m’a demandé si j’accepterais de faire une note de lecture sur le dernier livre d’Emmanuel Todd, j’ai d’abord hésité. Qu’est-ce qu’une chercheuse – dont le domaine de compétence est par définition restreint – peut dire sur un essai qui se donne pour but d’embrasser le monde comme il va ? Mais devant l’insistance répétée de Todd à se déclarer historien et anthropologue (et non pas essayiste), je me suis dit que s’il jouait la légitimité scientifique, on lui devait une réponse scientifique. Et même si la Russie et l’Ukraine ne sont pas au centre de son raisonnement, elles ne sont pas non plus à la périphérie, puisque le diagnostic qu’il pose sur ces deux pays fonde aussi son discours général sur la faillite des Etats-Unis, et plus globalement sur les failles occidentales.

Vous trouverez ma note de lecture sur le site de L’Obs . J’ai décidé d’en dire un peu plus ici et dans un fil Twitter. Pourquoi? Parce que quand vous dites qu’un livre est bon, on vous demande rarement de le prouver. Mais quand vous dites qu’il est mauvais, on exige des preuves détaillées. Ma critique se limite strictement à son analyse de la Russie et de l’Ukraine, car c’est sur ces deux pays que j’ai une compétence de chercheuse.

De manière générale, pour un auteur qui se dit anthropologue, historien, qui ne cesse de souligner son « tempérament scientifique » (p.33) et de prétendre présenter les résultats d’une recherche, le livre est d’une pauvreté affligeante en termes de sources et de méthodes. La première chose qui frappe est l’ignorance complète par l’auteur de recherches publiées sur le sujet qu’il aborde. Le chapitre Russie cite bien brièvement quelques livres sans en détailler le contenu (p.58-59), mais tous les ouvrages cités ont au moins un demi-siècle d’âge et datent probablement des lectures étudiantes de l’auteur. Leroy-Beaulieu (texte de 1881) a tout particulièrement les faveurs de l’auteur et fait l’objet d’une longue citation. Tout cela ne serait pas problématique si Todd utilisait aussi des travaux publiés depuis la chute de l’URSS. Vous en trouvez très exactement deux dans le chapitre consacré à la Russie: un papier de James Galbraith sur l’effet des sanctions (ok, pourquoi pas) , et UN livre : l’ouvrage de synthèse du géographe David Teurtrie « Russie, le retour de la puissance » qu’il cite au moins sept fois dans un seul chapitre. Je n’ai absolument rien contre ce livre, écrit par un chercheur et faisant donc partie du débat. C’est quand-même un peu juste au regard de l’énorme littérature produite en anthropologie, démographie, science politique et sociologie sur la Russie contemporaine, que ce soit en français, en anglais, en russe ou dans d’autres langues depuis la fin de l’URSS. Surtout quand on entend poser un diagnostic sur l’état du pays.

Todd ne souhaite pas s’encombrer de décennies de travaux basés sur des enquêtes poussées. A la place, il veut produire un travail original basé sur des statistiques. Soit; ce n’est pas illégitime. Mais le choix des indicateurs et les conclusions qu’il en tire interrogent: il ne sélectionne que des statistiques qui vont dans son sens, et en tire des conclusions infondées.

Todd mobilise quatre indicateurs : la mortalité infantile; le décès par alcoolisme; le taux d’homicides; le taux de suicide. L’ensemble de ces indicateurs vont dans le sens de sa démonstration. Oui, la mortalité infantile a fortement décru en Russie, et la comparaison avec les États Unis n’est pas à l’avantage des US. Oui, les taux d’alcoolisme et de suicide ont aussi diminué. Oui, le taux d’homicide est en baisse. Mais s’il s’agit de juger l’état d’une société, on pourrait opposer d’autres indicateurs à ces statistiques. En effet, si les homicides ont continuellement diminué (avant de monter d’ailleurs en 2022), le taux de crimes violents est en augmentation depuis 2017, selon les statistiques officielles. De même, l’alcoolisme a certes diminué en Russie, mais la consommation de drogue a augmenté, notamment chez les jeunes. Les estimations officielles parlent de +60% de narcodépendants chez les mineurs entre 2016 et 2021. Statistique contre statistique…
La sociologue que je suis bute aussi sur la corrélation établie par Todd entre mortalité infantile et niveau de corruption dans la société. « La mortalité infantile, écrit-il, parce qu’elle reflète l’état profond d’une société, est sans doute en elle-même un meilleur indicateur de la corruption réelle que ces indicateurs fabriqués selon on ne sait trop quels critères. » Ce qui l’amène à conclure à un plus haut niveau de corruption aux États-Unis qu’en Russie. Cette corrélation n’est jamais expliquée, et pour la prouver Todd donne les exemples japonais et scandinaves, pays caractérisés à la fois par une faible mortalité infantile et une faible corruption. Il est facile de le contredire par d’autres exemples de pays où la mortalité infantile est très basse pour un index de corruption plutôt élevé (Estonie, Slovénie, Monténégro). La corrélation ne tient pas la route, et aucune autre argumentation ne vient l’étayer. C’est quoi d’ailleurs la définition de cet « état profond d’une société », aurait-on envie de demander à l’anthropologue?

Un autre des indicateurs fétiches de Todd est le nombre d’ingénieurs formés: la comparaison des USA et de la Russie, à l’avantage net de cette dernière, devrait démontrer la force du modèle russe et expliquer sa « supériorité dans la guerre » (que je ne commenterai pas). Là aussi, l’épaisseur et la complexité du monde social échappe à Todd. Oui, la Russie forme beaucoup d’ingénieurs, et a sans doute un système d’accès à l’enseignement supérieur plus ouvert que les Etats-Unis. Cependant, il ignore certainement ce qu’est cette formation d’ingénieur dans le contexte russe, et les nombreuses critiques qui lui sont faites : archaïsme des programmes et déconnexion des défis contemporains, corruption dans la délivrance des diplômes, taux d’insertion très bas (20% au milieu des années 2010) des ingénieurs dans des postes correspondant à leurs métiers. Les ingénieurs français « vont se perdre dans la banque et l’ »ingénierie financière » » (p.50), déplore-t-il. Les ingénieurs russes aussi!

Mais ce sont surtout les conclusions à l’emporte-pièce tirées de toutes ces statistiques (dont la fabrication n’est questionnée que quand elles vont à l’encontre de ses conclusions) qui laissent pantois: ces indicateurs montreraient un état de « paix sociale de l’ère Poutine » (p.63), une société stable et consolidée. Vraiment? Je suis parmi ceux qui prennent au sérieux l’attractivité de la promesse de stabilité et de prospérité faite par le pouvoir poutinien à la population. Cependant, il ne faut pas confondre la promesse formulée par un régime et la réalité du terrain qui est, on s’en doute, différente et plus complexe.

Enfin, le diagnostic de la Russie dans la guerre est totalement déconnecté des données réelles. L’Etat russe aurait « choisi de faire une guerre lente pour économiser les hommes ». Il aurait donc mobilisé « avec parcimonie » (p. 66) pour les préserver. Cette affirmation ignore à la fois les chiffres réels des hommes mobilisés (officiellement plus de 600 000, et non 120 000 comme il l’affirme) et la réalité de l’usage des soldats sur le front: une masse humaine envoyée en première ligne sans formation ni préparation. Là aussi, le discours du pouvoir russe fait office de preuve intangible.

Si le chapitre portant sur la Russie propose une vision partielle et partiale du pays, celui consacré à l’Ukraine est effarant, tant il est pétri de mépris et de méconnaissance totale du terrain. Pour l’analyse de la Russie, Todd s’appuyait sur pas grand-chose. Pour l’analyse de l’Ukraine, il ne s’appuie sur rien, si l’on exclut le même livre de David Teurtrie (qui n’a jamais été un spécialiste de l’Ukraine) et un article portant sur un sujet pérpihérique à la démonstration (l’émigration juive partant de l’URSS). La source principale du chapitre est… Wikipedia dont il tire les cartes de la population et du vote aux présidentielles. Là aussi: la littérature académique sérieuse, y compris critique, portant sur l’Ukraine, est abondante. Mais manifestement, Todd pense pouvoir écrire une analyse nouvelle de ce pays à grands coups de clichés non sourcés et quelques statistiques. Le dénigrement de l’Ukraine est omniprésent dans le texte. Celle-ci est présentée comme un État failli: j’avais consacré un fil à ce sujet l’an dernier. La langue ukrainienne est qualifiée de « langue des paysans » (p. 96), alors que le russe serait « la langue de la haute culture » (p. 111). Todd ignore complètement la situation linguistique de l’Ukraine, son bilinguisme très particulier qui a certes des dimensions régionales, mais aussi urbaines/rurales, générationnelles, professionnelles… Il reproduit le cliché – que j’ai déconstruit à plusieurs reprises – d’une Ukraine divisée entre un Ouest ukrainophone et un Est russophone. Il trace à tort un signe d’équivalence entre « Ukraine de l’est » et « Ukraine russophone »; entre citoyens russophones et citoyens pro-russes.
La guerre dans le Donbass est étrangement absente de tout son raisonnement. Pour prouver l’absence de représentation politique de « l’Ukraine russophone » et la « fin de la démocratie ukrainienne » (p.97), il pointe le taux d’abstention élevé dans le Donbass lors des élections présidentielles en 2014. A aucun moment il ne lui vient à l’esprit que le Donbass connaît au moment de l’élection des actions armées de haute intensité sur son territoire et une fuite de la population pour éviter les combat, et que l’abstention peut y être liée. Bien d’autres dynamiques, notamment politiques et lingiustiques, sont liées à la guerre. Comment peut-on ignorer à ce point le contexte?

Le mépris de Todd est sélectif: ce qu’il reproche à l’Ukraine, il le pardonne à la Russie. Lorsque Todd évoque l’autorisation et l’usage commercial de la gestation pour autrui, cette donnée est pour lui un « signe de décomposition sociale » (p.72) de l’Ukraine, alors que le recours massif à la GPA commerciale en Russie ne lui pose manifestement aucun problème. Todd dénonce, de manière attendue, une « corruption qui atteignait des niveaux insensés » en Ukraine, oubliant de mentionner que la Russie était moins bien classée que l’Ukraine dans les classements de la perception de la corruption par Transparency International.

Voulant démontrer la domination d’Ukrainiens de l’ouest dans la classe politique ukrainienne, il produit une carte des lieux de naissance des élites politiques. La source est sans doute Wikipédia, mais ce n’est pas grave: Wikipédia peut être une bonne source quand elle n’est pas la seule. Cependant, sa démonstration tombe un peu à l’eau.« L’Ouest, l’Ukraine ultranationaliste, est surreprésenté au sein des élites politiques. L’Est et le Sud, l’Ukraine anomique, n’ont pour eux que les oligarques » (p.104). Ce n’est pas ce que sa propre carte montre. Ce que montrent les lieux de naissance des élites politiques, c’est par exemple que le président actuel Volodymyr Zelensky est originaire de l’Ukraine de l’Est. Que son prédécesseur, Petro Porochenko, est originaire de l’Ukraine du Sud et a fait une bonne partie de ses études à Odessa. Les deux présidents sont issus de milieux familiaux à préférence russophone. Aucune représentation de l’Est et du Sud dans les élites politiques, vraiment?

Je pourrais continuer et multiplier les exemples de méconnaissance, déformation, manipulation. Je m’arrête là. Cette note ne prétend pas à l’exhaustivité: elle rassemble juste suffisamment d’éléments pour pouvoir juger de la partie de son texte consacrée à la Russie et l’Ukraine. Je ne vais pas conclure en disant que l’auteur agit pour le solde d’une puissance étrangère; ce n’est pas mon rayon et je n’ai pas collecté d’éléments pour le prouver. Mais puisque Toddse dit chercheur, c’est sur ce terrain-là que porte ma lecture. Les chapitres consacrés à la Russie et à l’Ukraine ne respectent aucune norme de rigueur scientifique ou tout simplement de sérieux intellectuel. On y voit une ignorance complète de la recherche produite sur le sujet, des arrangements méthodologiques à la limite de la manipulation et des jugements de valeur manifestes. Les défauts de ces chapitres, on ne les pardonnerait pas à un étudiant de master. Je ne sais pas ce que cela implique pour le reste du livre, car ma compétence s’arrête là. Mais apparemment, ça n’empêche pas le bouquin de bien se vendre.