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(Initialement publié sous la forme d’un fil Twitter)
Une analyse rapide de la loi votée à une vitesse record, et en attente d’une signature de Poutine. Une loi qui transforme le fleuron de la modernisation poutininenne, la e-administration, en piège numérique et en outil répressif.

Le portail « Service public » était une fierté pour l’Etat russe. Moderne, rapide, pratique, ergonomique. En un clic, sur un portail unique, on pouvait payer ses impôts, inscrire son enfant à l’école, consulter ses versements sociaux etc. En 2022, 99 millions de Russes (sur 140 millions d’habitants) avaient enregistré un compte sur ce portail. En 2020, 56 millions de personnes, un peu plus d’un Russe sur trois, l’avaient utilisé. Plus de 3/4 des Russes ont aujourd’hui accès à Internet.

Face à cette modernité, l’institution militaire travaillait à l’ancienne, avec des bureaux non connectés à Internet, des listings conservés localement et souvent périmés. Un frein à la mobilisation… et une marge de manoeuvre pour les mobilisables. La législation qui était en vigueur stipulait que les autorités militaires peuvent vous convoquer pour conscription, mobilisation ou juste mise à jour d’informations via une convocation papier, obligatoirement remise en mains propres contre signature. Si vous n’avez pas ouvert la porte, si vous étiez en visite chez votre tante ou parti à l’étranger, on considérait que la convocation n’avait jamais été remise. Et alors? Et alors rien. Vous pouviez rester comme ça longtemps, pendant des années pour certains conscrits potentiels.

La loi qui rentrera en vigueur prochainement introduit plusieurs choses. La première est une convocation électronique, déposée sur votre compte « Service public ». Elle est présumée reçue dès son dépôt.

Et si vous n’avez pas de compte « Service public »? Pas grave. Un registre unique électronique sera créé, et la convocation y sera déposée. Présumée reçue dès son dépôt, que vous ayez consulté l’un ou l’autre des registres, ou non. La loi oblige d’ailleurs votre employeur à vous rappeler que vous avez une convocation. La loi prévoit également de vous limiter dans un certain nombre de droits si vous ne vous rendez pas à la convocation: suspension du permis, interdiction de quitter le territoire, d’acheter ou vendre un bien immobilier (coucou les exilés à l’étranger), de prendre un crédit. Surtout, l’institution militaire centralisera désormais les informations dont l’Etat dispose sur les citoyens: situation familiale, occupation, adresse, état de santé, situation fiscale… « dans la limite des compétences de chacun de ces services ». On est rassurés.

C’est un véritable piège numérique qui est tendu aux citoyens russes, cette fois-ci les connectés, les modernes, les urbains. L’Etat les tient. Le confort des services modernes se transforme en guet-apens numérique. Au service de la guerre. Quel usage fera l’institution militaire de cette nouvelle situation? La première chose à observer est que le registre numérique unique n’existe pas encore, et les commissariats militaires ne se transformeront pas en grand oeil qui surveille tout immédiatement. On mesure mal l’archaïsme de l’institution militaire. Rien que pour former le personnel, il faudra s’accrocher (celui qui a déjà rencontré un commissaire militaire, comprendra).

Mon hypothèse est que la première phase sera celle de la constitution d’une base de données. L’Etat va envoyer des convocations via « services publics », les hommes vont s’y rendre, on notera leurs données mises à jour et on en laissera repartir un grand nombre. L’objectif de l’Etat n’est pas de mobiliser immédiatement et en masse, mais de supprimer les échappatoires, d’avoir un moyen de contrôle des récalcitrants. La phase de la guerre menée les frontières grandes ouvertes se termine.

Bien sûr, rien n’empêche l’armée de mobiliser un certain nombre d’hommes au passage, ou d’en profiter pour faire la pub du service sous contrat. Mais le message central pourra être: « voyez, vous êtes venu vers nous, et il ne s’est rien passé de grave… » Cette première phase – qui s’accompagnera d’un recoupement des bases de données – préparera éventuellement une deuxième, celle où l’armée russe décidera de mobiliser, et aura beaucoup plus de facilités à le faire, car les mobilisables seront coincés.

Actuellement, l’Etat russe cherche surtout à recruter des contractuels, et à convaincre les soldats faisant leur service militaire à signer des contrats avec l’armée. On n’a entendu aucune annonce triomphale sur le nombre de contrats signés pour l’instant. A ce jour, le recrutement pointilliste est le plus confortable pour l’armée russe qui n’a pas – j’en ai parlé – d’infrastructures disponibles à la mesure de ce qui est nécessaire pour une nouvelle mobilisation. Et certainement pas avant juillet et la fin de la conscription.

Au-delà de la question militaire, et au-delà même de la Russie, cette nouvelle législation pose beaucoup de questions sur la e-gouvernance dont on vante les mérites dans beaucoup de pays. Il suffit d’un clic pour la transformer en piège numérique mortel. L’usage des nouvelles technologies par le régime russe nous avait déjà envoyé des signaux d’alarme. J’en avais parlé dans un fil portant sur le vote électronique. La e-mobilisation (le terme est de moi) en donne un exemple encore plus spectaculaire.