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A partir d’aujourd’hui et pendant 3 jours se déroulent en Russie une série de scrutins régionaux et locaux. Les cycles électoraux étant différents selon les régions, tout le territoire russe n’est pas concerné. Seront élus en ce mois de septembre 16 parlements régionaux, 12 parlements municipaux, 21 gouverneurs de région et le maire de Moscou.

Ajoutons-y un scrutin dans les quatre territoires que la Russie proclame avoir annexés : les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, ainsi qu’une partie des régions de Zaporijjia et de Kherson, où on désignera les députés des soi-disant assemblées législatives régionales.

Pourquoi s’y intéresser?

Traditionnellement, les scrutins autoritaires sont analysés sous l’angle de la manipulation et de la falsification. On s’intéresse aux candidats d’opposition empêchés et aux résultats truqués. On dénonce, on se donne bonne conscience, et c’est plié côté analyse électorale. On considère qu’il n’y a plus rien à voir. Ce n’est pas très satisfaisant du point de vue de la science politique, et ça nous rend aveugles à des éléments très importants.

Aucun scrutin n’est sans enjeu, y compris les votes manipulés pratiqués dans les pays autoritaires. Pourquoi un pouvoir investirait-il des ressources considérables, et se mettrait en situation d’instabilité, si les élections ne lui servaient à rien ? Observer des élections où tout semble joué d’avance est en réalité très important, car les élections remplissent toujours des fonctions, et comprendre ces fonctions est central pour saisir le fonctionnement d’un régime.

Que peuvent nous apprendre ces élections locales qui attireront beaucoup moins l’attention des observateurs que l’élection présidentielle dans 7 moisN

La partie la moins riche d’enseignements des scrutins régionaux, et sur laquelle je ne passerai donc pas trop de temps, c’est la manipulation des résultats. Étalement du vote sur plusieurs jours, mobilisation d’électeurs sous contrainte, falsification : les techniques sont éprouvées, et presque partout le résultat sera celui que le pouvoir souhaite obtenir. Les persécutions contre l’ONG de surveillance électorale « Golos » et l’observation de plus en plus difficile des élections rendent très risquée aujourd’hui la dénonciation des manipulations. Elles auront lieu ; elles seront niées par le pouvoir et accueillis par l’indifférence de la population. Passons sur ce sujet, caractéristique essentielle des dernières années du poutinisme, mais qui ne nous offre rien de nouveau.

Un élément plus marquant pour moi, synthétisé par le politiste russe Aleksandr Kynev et souligné également dans l’article de Benoit Vitkine, est l’absence de « l’opération militaire spéciale » de cette élection, comme si la guerre contre l’Ukraine n’avait jamais eu lieu. La guerre n’est ni dans les slogans, ni dans les programmes, sauf pour promettre des politiques sociales en faveur des combattants et de leurs familles. Les candidats liés à la guerre en Ukraine, anciens combattants, médecins ou fonctionnaires ayant fait une « mission » sur le front, sont très peu nombreux sur les listes des partis politiques, contrairement à ce que le Kremlin semblait souhaiter. Certes, comme le souligne Kynev, il est logique qu’un scrutin régional se joue autour d’autres thématiques, plus locales. Mais il est précisément important de constater que la guerre est mise de côté, y compris dans ses dimensions régionales comme la mobilisation militaire, le parrainage des régions sur les territoires occupés, ou la défense contre les attaques de drones. Non seulement une expérience du front n’offre pas aujourd’hui en Russie un capital politique important, mais le sujet est plutôt dangereux, car il peut mettre en lumière les failles ou les mécontentements.

La guerre, qui touche pourtant en priorité les régions où les scrutins ont lieu, est l’éléphant au milieu de ces bureaux de vote.

La démobilisation politique contrôlée de la population reste une priorité du pouvoir. Une fois encore, il faut éviter une attention trop grande de la population pour la chose politique en général et la guerre en particulier, susceptibles de faire émerger des critiques ou des débats. Les campagnes sont donc minimalistes, les favoris des scrutins ne participent pas aux débats, et l’on cherche à faire venir les électeurs par des animations ludiques, telle la grande tombola avec de nombreux prix promise aux électeurs votant en ligne à Moscou. S’il y a un peu de suspens dans des régions comme la Khakassie, où un candidat non adoubé par le pouvoir peu se retrouver favori, les élections sont pour l’essentiel une procédure administrative que le pouvoir cherche à maîtriser par des techniques administratives. Ces élections sont un argument que j’opposerais à ceux qui qualifient le régime politique russe de totalitaire : le totalitarisme suppose une mobilisation politique de la population autour d’une idéologie, d’une classe politique, d’un projet. Ces élections témoignent plutôt d’un fonctionnement classique du régime autoritaire qui encourage et entretient l’indifférence, la continuité et la dépolitisation.  

Les scrutins organisés dans les quatre territoires occupés pour désigner des assemblées locales sont officiellement supposés légaliser les institutions de l’Etat russe dans ces territoires. Tout est de travers dans ces scrutins. Le corps électoral : on peut voter avec un passeport russe, un passeport ukrainien ou tout autre document attestant d’une domiciliation dans la région. La pression sur les électeurs, y compris physique, qui a d’ailleurs poussé l’Ukraine à déclarer que ne seraient pas poursuivis pour collaboration ceux qui ont simplement voté à ce scrutin, mais uniquement ceux qui y ont contribué activement. Le lieu de vote : le scrutin offre la possibilité de voter dans plusieurs autres régions russes, afin d’être certains de collecter toutes les voix des Ukrainiens qui se trouvent en Russie. La campagne : l’électeur ne vote pas pour un candidat, mais pour des listes de partis, et découvre les noms des candidats uniquement sur son bulletin de vote. Cette mesure était prise, expliquait la commission électorale, pour assurer la sécurité des candidats. Le pouvoir russe, assez procédurier jusqu’au « référendum » constitutionnel de 2020, ne s’embarrasse plus de ces détails. L’essentiel est de cocher la case, peu importe les conditions, et peu importe la crédibilité de la symbolique électorale. Non, ce vote n’a pas pour objet de légitimer la présence russe dans ces territoires.

Alors, quelle est son utilité?

Le politiste Guy Hermet a proposé de distinguer cinq fonctions des élections dans un régime autoritaire:

  1. La légitimation interne (dans le pays) et internationale (à l’étranger) du pouvoir;

2. La fonction de soupape (ou fonction anesthésiante) permettant à un certain nombre de plaintes d’être exprimées et en donnant l’illusion à l’électeur que par son vote il fait remonter ses préoccupations à la puissance publique ;

3. La fonction de socialisation politique, offrant un cadre dans lequel les valeurs du régime seront explicitées et acceptées par la population via le vote;

4. La fonction de communication entre le peuple et les gouvernants, où ces derniers prennent le pouls de l’humeur des électeurs;

5. La fonction de distribution des places aux élites et d’arbitrage entre les candidats loyaux au régime.

(Certains d’entre vous remarqueront que ces fonctions peuvent être également appliquées aux élections démocratiques. En effet, il y a bien plus de choses en commun entre les élections démocratiques et autoritaires qu’on ne l’imagine. Au final, la seule chose qui les distingue vraiment est la fonction « choix des gouvernants dans une compétition libre et ouverte », absente dans un scrutin autoritaire).

Les élections russes ont souvent coché à toutes les cases des fonctions des élections dans les régimes autoritaires. Cependant, la situation change aujourd’hui. La fonction légitimatrice marche encore un peu en interne, mais pas du tout vis-à-vis de la communauté internationale. La fonction de communication entre le peuple et les gouvernants est sacrément grippée par ces campagnes électorales sans programmes, sans débats et sans désir du Kremlin d’avoir un feedback honnête. La fonction anesthésiante est mise à mal par les pressions que subissent les électeurs. La fonction socialisatrice existe peut-être un peu, mais elle est très molle dans une élection où la seule valeur que l’on s’attache à affirmer est la continuité du régime.

La fonction principale de ces élections locales, dans les régions russes et les territoires occupés, n’est pas la légitimation du pouvoir, comme on pourrait le croire. Je vois deux fonctions principales de ces scrutins.

La première est la distribution et la redistribution des mandats et des ressources qui les accompagnent. Ces mandats créent et consolident une élite politique qui est loyale au pouvoir, parce qu’elle lui doit sa place au soleil. On constate, relève mon collègue Kynev, une diminution remarquable du nombre d’hommes d’affaires parmi les candidats de ce cycle électoral. Il explique cette évolution par le calcul coûts-avantages que font ces acteurs : avoir un mandat électoral augmente vos chances d’être la cible de sanctions occidentales, sans apporter de bénéfices suffisants pour contrebalancer ce risque. Mieux vaut, pour l’entrepreneur, mettre à sa place un fidèle qui sera le lobbyiste de ses intérêts, plutôt que de devenir lui-même un homme ou une femme politique.  Le profil des élites change donc, leurs places sont de moins en moins stables et comportent des risques. Mais globalement le système de distribution des ressources tient encore, à grands renforts de flux monétaires et de ressources corruptives.

La deuxième fonction essentielle de ces élections régionales est de vérifier que tous les rouages de l’administration et de la classe politique restent loyaux au pouvoir. C’est de les mettre en tension les élites locales à tous les niveaux, en leur demandant de fournir un certain résultat, et de les sanctionner éventuellement si l’objectif n’est pas atteint. Une sorte de « contrôle technique » régulier du système par le centre.

L’enjeu et la fonction de l’élection présidentielle sera, bien évidemment, configuré différemment. On en parlera en temps voulu.