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Ces derniers jours, des troubles antisémites ont eu lieu dans le Caucase Nord russe, notamment au Daghestan et en Kabardino-Balkarie. Un centre culturel juif en construction a été incendié dans la nuit du 29 octobre à Nalchik, capitale de la Kabardino-Balkarie. Des meetings anti-israéliens ont eu lieu au Daghestan, mais aussi en Karatchaevo-Tcherkessie. Un hôtel accueillant, selon une rumeur, des réfugiés israéliens à été pris d’assaut dans la capitale daghestanaise Makhachkala. Aucun israélien n’a d’ailleurs été trouvé sur place. Les troubles ont atteint leur point culminant le 29 octobre au soir, quand une foule de plusieurs centaines personnes a occupé l’aéroport de Makhachkala, attendant un avion de la compagnie RedWings en provenance de Tel-Aviv pour empêcher ses passagers de débarquer sur le territoire du Daghestan.

Ces actes antisémites sont avant tout un écho local à la situation en Israël, façonné par le contexte spécifique du Caucase Nord et de la Russie.

Une attaque au nom de quoi ?

Le Caucase nord, composé de plusieurs républiques au sein de la Fédération de Russie, est un patchwork de groupes ethniques. Le Daghestan, peuplé selon le dernier recensement de 3 millions d’habitants, déclare plus d’une centaine de groupes ethniques, dont une trentaine ont une présence plus visible . Plus de 95% de la population est de confession musulmane. La Kabardino-Balkarie, peuplée de 900 000 personnes, est moins diverse, car composée pour moitié de Kabardes. La moitié de sa population est de confession musulmane, près de 20% sont chrétiens orthodoxes.

Sur le territoire des deux républiques, la population juive, autrefois plus présente, est peu nombreuse : moins de 1000 personnes au Daghestan, 700 personnes en Kabardino-Balkarie, selon le dernier recensement de la population. Comme partout dans les pays d’ex-URSS, un nombre important de Juifs de la région ont quitté le pays pour émigrer en Israël ou aux États-Unis au cours des années 1990.

Les attaques de ces derniers jours sont ambiguës dans leur justification.

Toutes se réfèrent explicitement aux événements en Israël. Même à Nalchik, où le feu est mis au chantier d’un centre communautaire juif local, il s’accompagne de l’inscription en russe « Mort aux Yahuds ». Le terme « Yahud » est une désignation des Juifs tirée de l’arabe qui n’est pourtant pas une langue de la région (les différents groupes ethniques du Caucase parlent des langues nakho-daghestaniennes). En langue russe, les Juifs sont désignés par d’autres termes neutres (« Evreï ») ou péjoratifs (« Jid »). La chaîne Telegram « Utro Daghestan » (65000 abonnés) que l’on accuse d’être à l’origine de l’émeute, doit d’ailleurs expliquer à ses lecteurs pourquoi ce terme doit être utilisé, plutôt que celui, habituel, de « Juif ».

A l’aéroport de Makhachkala, la cible de l’action antisémite n’est pas la communauté juive locale, mais un avion en provenance de Tel-Aviv. La chaîne « Utro Daghestan »  consacre bien l’essentiel de ses publications de ces derniers jours à Gaza et au sort du peuple palestinien. Cependant, la rhétorique de la chaîne alterne des messages expliquant que la cible des émeutes ne sont pas les Juifs, mais les Israéliens responsables de massacres de Palestiniens, et des messages plus largement antisémites qui englobent les Juifs locaux jugés complices.

Le même amalgame est visible dans l’assaut contre un hôtel supposé accueillir des Juifs en provenance d’Israël. Après l’émeute, l’hôtel affiche d’ailleurs sur son entrée l’écriteau suivant : « Entrée strictement interdite aux étrangers citoyens d’Israël (juifs) ».

Une Russie antisémite ?

L’État soviétique a bien été, au cours du XXe siècle, explicitement antisémite : les Juifs ont été l’une des cibles du pouvoir stalinien, mais les politiques antisémites se sont maintenues jusque dans les dernières années du régime. La Russie indépendante a officiellement tiré un trait sur l’antisémitisme d’État, même si cet État a pu rester pendant longtemps négationniste, occultant notamment l’histoire de la Shoah en Union soviétique. Vladimir Poutine, quant à lui, s’est attaché à souligner l’inclusion des Juifs et du judaïsme dans sa conception de la nation russe, assistant régulièrement à des fêtes religieuses et à des événements commémoratifs juifs et s’affichant fréquemment aux côtés du Grand rabbin de Russie. Officiellement, l’antisémitisme n’est donc plus de mise.

L’attitude de la population russe, quant à elle, à l’égard des Juifs est paradoxale : l’antisémitisme est très limité, mais se nourrit d’un climat général de tolérance au racisme et à la xénophobie. Les enquêtes auprès de la population, notamment celles conduites par le centre Levada, concluent d’année en année à une baisse constante de l’antisémitisme en Russie. Parmi les différents groupes ethniques mentionnés dans les questionnaires administrés par le centre Levada, les Juifs (qui sont perçus comme un groupe ethnique et non religieux en Russie) sont ceux vis-à-vis de qui la défiance est la plus faible. A l’inverse, d’autres groupes suscitent des réactions clairement xénophobes : les « Africains » (= personnes à la peau foncée), les « ethnies d’Asie centrale », les « Tsiganes », mais aussi les « Chinois » et les « Tchétchènes ». Dans un contexte généralement raciste et intolérant, les Juifs sont mis au dernier plan par rapport à d’autres groupes plus visibles. Ceci est facilité par l’assimilation totale d’une très grande majorité d’entre eux dans la population russe. Si des actes antisémites sont régulièrement recensés en Russie, ils sont moins fréquents que d’autres attaques xénophobes, ne sont pas encouragés par l’État russe… mais ne sont pas non plus vus comme une ligne rouge particulièrement inacceptable.

Pourquoi le Caucase Nord ?

Le Daghestan et la Kabardino-Balkarie ne sont pas les seules républiques musulmanes de la Fédération de Russie. L’islam est la religion de 10% de la population russe, avec une population majoritairement musulmane dans plusieurs régions du Caucase, mais aussi dans deux régions de Russie centrale (Tatarstan et Bachkortostan). Aucune attaque antisémite n’a été révélée à ce jour dans ces deux dernières régions où la population musulmane est estimée à respectivement 1,5 et 2,1 millions de personnes.

Le contexte du développement récent de l’islam dans le Caucase nord est particulier, car étroitement lié à une histoire plus locale : celle des guerres en Tchétchénie. Alors que la première guerre en Tchétchénie de 1994-1996 a été un conflit sans coloration religieuse, opposant l’État russe au mouvement séparatiste tchétchène, la seconde, démarrée en 1999, repose sur des dynamiques différentes. L’État russe présente en effet cette guerre comme un combat contre le terrorisme islamiste. Les combattants tchétchènes, quant à eux, trouvent effectivement des alliés dans les groupes islamistes des pays arabes, et s’appuient pour certains d’entre eux sur une justification religieuse de la guerre, où l’État russe est vu comme l’ennemi d’un peuple musulman. A l’issue de la guerre, l’islam dans le Caucase prend deux formes très différentes, comme l’analysent mes collègues Anne Le Huérou et Silvia Serrano. On trouve d’un côté un islam d’État, loyal à Moscou, prôné notamment par Kadyrov en Tchétchénie. C’est ainsi que les muftis du Caucase nord, loyaux à l’État russe, ont immédiatement condamné les émeutes au Daghestan. De l’autre côté, on trouve un islam protestataire, réprimé par l’État russe, et inséré dans les réseaux islamistes internationaux. La chaîne Telegram « Utro Daghestan » précédemment mentionnée, semble relever du deuxième mouvement : elle est très critique à l’égard du pouvoir de Moscou et relaie un grand nombre de messages en provenance des pays arabes.

L’État russe, via le gouverneur du Daghestan et le porte-parole de Poutine, a lié les attaques au pouvoir ukrainien, au prétexte qu’ « Utro Daghestan », opposée à Moscou, ait été soutenue par Ilya Ponomarev, homme politique russe combattant du côté de l’Ukraine. Le même Ponomarev a cependant exprimé, dans une déclaration récente, son soutien à Israël. Cependant, au-delà des liens concrets entre différents groupes opposés à Moscou, l’affaire n’a nul besoin d’une trace ukrainienne. L’une des clefs des émeutes antisémites au Daghestan est propre au Caucase, et se trouve, me semble-t-il, dans la politique conduite par la Russie dans cette région.

Il est difficile pour l’instant de lier les événements au Caucase nord avec l’accueil fait au Hamas à Moscou. On peut faire l’hypothèse que ce positionnement de l’État russe a donné la perception d’une fenêtre d’opportunité à un certain nombre d’activistes adhérant à la logique du Hamas.

L’un des indicateurs à suivre est la suite donnée aux émeutes par l’État russe. Au moment où s’écrivent ces lignes, une cinquantaine de personnes ont été interpellées, ce qui est un nombre très faible au vu des centaines d’émeutiers visibles dans les vidéos (le média russe Baza estime leur nombre à 1500). Une politique clémente à l’égard des auteurs des émeutes pourrait être un signal permissif, et ouvrir la voie à plus d’actes antisémites et anti-israéliens.