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Devant une actualité du Proche-Orient qui occupe une grande partie de la couverture médiatique de l’actualité internationale, une inquiétude se fait entendre : celle du risque d’oublier l’Ukraine, occultée par une autre guerre. Le recentrement des médias sur le Proche-Orient n’est pourtant que le révélateur d’une question qui se pose depuis plusieurs mois déjà : celle de trouver la bonne manière de parler de la guerre en cours sur le continent européen. Il me semble que nos sociétés n’ont pas oublié la guerre en Ukraine ; elles ont plutôt une difficulté croissante à la penser.

Depuis le début de l’agression russe en février 2022, j’ai été très fréquemment invitée par les médias, les associations, les groupes de réflexion à parler de la guerre. Mon observation personnelle – qui n’a pas la prétention d’aller au-delà – est que ces derniers mois, l’intensité des sollicitations n’a pas baissé, mais que le spectre des questions a considérablement rétréci, pour porter essentiellement sur la réussite ou l’échec des opérations militaires ukrainiennes ; sur le maintien et les fluctuations du soutien international à l’Ukraine ; sur la figure de Vladimir Poutine et sa puissance ; sur le soutien de la population russe au pouvoir.

Loin de moi l’idée d’accuser les médias, dont le travail est souvent remarquable dans cette guerre, de l’appauvrissement des questionnements. Il me semble plutôt que cette réorientation de la couverture médiatique révèle les failles de nos propres réflexions.

La guerre s’installe dans la durée : c’est un constat factuel que l’on fait au bout de un an et huit mois de conflit armé. Cependant, la frontière est mince entre ce constat et une certaine normalisation de la guerre que nous l’on accepte de voir installée dans le quotidien de l’actualité, voire dans le quotidien tout court. En 2022, la guerre semblait inacceptable ; en 2023, elle est décrite comme inévitable. Les drapeaux ukrainiens ont été enlevés petit à petit des bâtiments publics, mais aussi des fenêtres de nos concitoyens. Ce revirement n’est pas l’effet de notre indifférence : il est l’écho social de l’impossibilité à trouver une solution politique de la guerre.

La difficulté croissante à concevoir la fin de la guerre a transformé la couverture médiatique. Celle-ci ne porte plus tant sur les « enjeux » – la sortie de guerre – que sur le « jeu », à savoir les opérations armées, observées sous l’angle du succès et des échecs sur le champ de bataille. Il est alors logique que la question des armes présentes sur le front et de leurs livraisons prenne une place centrale dans les médias. Il est logique également qu’un manque de coups d’éclats dans le « jeu », d’événements que l’on puisse présenter comme des « victoires » ou des « défaites », crée l’impression d’une guerre enlisée, d’une actualité molle et répétitive. Une guerre qui peut donc bien être mise de côté pendant quelque temps, à la faveur d’une actualité plus brûlante, puisqu’au fond il ne s’y passe pas grand-chose.

« Il ne s’y passe pas grand-chose » : un constat qui est évidemment très loin du vécu de la guerre côté ukrainien. Les attaques russes de missiles et de drones ne se sont jamais arrêtées, continuant à faire des morts parmi les civils partout sur le territoire. Des cercueils ne cessent de revenir du front, posant avec de plus en plus d’acuité la question du coût humain de la guerre. Posant aussi à chaque civil ukrainien la question douloureuse : suis-je prêt à être le suivant à partir et à mourir sur le front ? Les Ukrainiens n’ont de cesse de collecter l’aide pour tout ce qui continue à manquer : véhicules, équipement militaire, matériel médical… Non, la guerre n’a jamais baissé d’intensité pour eux, et les nouvelles de l’attaque du Hamas contre Israël n’ont fait que s’intercaler entre les bilans des bombardements russes et les nouvelles du front. Les Ukrainiens n’ont pas le luxe de changer de focus médiatique. Leur guerre est un long tunnel sans haltes ni trêves, un tunnel dont il est pourtant indispensable de voir le bout pour continuer à avancer.

A plusieurs reprises, j’ai entendu les Ukrainiens exprimer la perception que le soutien militaire occidental était formaté pour être juste suffisant pour éviter l’effondrement, pour permettre au front de tenir, mais certainement pas pour gagner militairement la guerre. « On nous laisse survivre à petit feu », disent certains, et c’est une certaine manière de dire « on nous laisse mourir à petit feu ».

Paradoxalement, c’est la capacité de l’Ukraine à contenir l’avancée russe, ainsi que notre capacité à tenir le choc de la crise énergétique l’hiver dernier, qui ont eu pour effet d’émousser la conscience d’une guerre à nos portes. La guerre a cessé d’être une urgence qui nous concerne directement. Le président russe avait affirmé clairement en 2022 que l’Occident était son adversaire principal ; cette donnée-là se noie dans le détail du suivi des batailles. La capacité de l’Ukraine à tenir permet à nos sociétés de refaire de la guerre un problème localisé, un problème ukrainien, un problème extérieur à nos préoccupations. Une guerre qui serait de moins en moins la nôtre.

Les Ukrainiens n’ont de cesse, depuis le début de la guerre, de chercher de nouvelles manières de parler de leur pays. Ils ont compris que l’enjeu était de rendre palpable ce que nous partageons avec eux : une commune humanité, mais aussi des références culturelles communes et des questions de société similaires. Un exemple de ces initiatives : le Laboratoire de journalisme d’intérêt public a lancé un projet destiné à mieux faire comprendre ce qui se passe en Ukraine aux journalistes africains et latino-américains. Rapprocher les questionnements, créer des parallèles. Sans échapper à un certain nombre de clichés tenaces, l’Ukraine est devenue de mieux en mieux connue dans nos sociétés. On ne peut dire la même chose de la Russie.

 La Russie est un autre impensé de la guerre. La finesse de notre expertise sur la Russie et de notre compréhension de ses dynamiques internes diminue. Il est vrai que le terrain russe est devenu de plus en plus fermé . Les rares journalistes occidentaux qui peuvent encore y exercer font un travail remarquable, dans des conditions très contraintes. Les chercheurs ne se rendent plus en Russie que de manière exceptionnelle, et craignent de faire prendre des risques à leurs interlocuteurs, même en les interrogeant à distance. Des projets émergent, cherchant d’autres manières d’approcher le terrain russe. Cependant, le riche travail d’analyse qui est fait par les uns et les autres semble se noyer parfois dans le flot des commentaires circulant dans les médias qui souffre de plusieurs biais : une focalisation sur la figure de Vladimir Poutine et occasionnellement d’une petite poignée de personnages dans son entourage, un souci de dénonciation qui se fait au détriment de la compréhension, un plaquage des grilles analytiques formatées pour les sociétés occidentales. Pour le dire brutalement, le Kremlin, les falsifications des élections et la soumission de la population font le gros des débats du moments. Or, penser un pays de 140 millions d’habitants étalé sur onze fuseaux horaires comme gouverné par une poignée de dignitaires, avec pour seule logique la soumission, ne peut être que très réducteur. Nous avons une difficulté à concevoir la Russie comme un système complexe, avec ses jeux d’équilibre, ses modes de répartition du pouvoir et de compétition interne, ses distributions de bénéfices et ses manières d’absorber les chocs. Comprendre finement ce qui se passe à l’intérieur de la Russie est pourtant un enjeu majeur, précisément pour penser la sortie de guerre et nos relations avec ce pays. Nous, chercheurs, avons une responsabilité sur cette question : c’est à nous de proposer de nouveaux cadrages et de nouveaux sujets, de partager nos questionnements et nos intuitions au-delà des institutions universitaires.

Pour recommencer à penser la guerre en Ukraine et à en parler, il est enfin indispensable de reprendre conscience du fait qu’elle ne peut pas être une nouvelle normalité. J’aurais pu dire « ne doit pas être », et rejoindre en cela le discours du droit international qui n’autorise pas à entériner une agression armée. Je préfère dire « ne peut pas être », car cette guerre n’est pas un état d’équilibre.

Ni pour l’Ukraine, ni pour la Russie, ni pour nos pays.