On aurait pu croire qu’après l’aventure de la marche de Wagner sur Moscou, l’Etat russe couperait court à tous projets de compagnies militaires en dehors du contrôle des ministères de force. Et pourtant, d’une manière surprenante, en urgence, la Douma vient de voter l’autorisation donnée aux régions de créer des compagnies militaires locales, corps armés ayant le statut « d’entreprises étatiques unitaires spécialisées ».
Officiellement, il s’agit donc de corps armés autorisés par Moscou, financés par Moscou, mais co-financés par les régions et armés par les régions. Rien n’est dit sur le profil et le statut des salariés (combattants, encadrants…) de ces « entreprises ». La fonction qui leur est attribuée est d’intervenir en soutien des forces armées contre toute menace, et surtout – ceci est spécifiquement explicité dans un long article – d’assurer la défense anti-drones. Curieuse précision qui est par ailleurs inutile dans la loi, puisque les menaces pour la sécurité englobent déjà la question des drones. Le statut d’entreprise permet ici un mercenariat hybride, ni privé ni étatique. La formation, la déontologie, le contrôle interne de ces corps armés seront à la discrétion de leurs dirigeants. Ce n’est pas forcément très rassurant pour les habitants des régions concernées.
Pourquoi cette innovation? Mon interprétation aujourd’hui est que le pouvoir central russe poursuit une logique en place depuis le début de la guerre (en réalité depuis le Covid): faire porter aux régions la charge et la responsabilité de la guerre. Pour rappel: les gouverneurs des régions, autorités civiles, étaient responsables de l’organisation de la mobilisation militaire, mais aussi de l’équipement des troupes mobilisées. Ce sont eux qui ont essuyé les mécontentements des familles des mobilisés. Les régions frontalières ont été laissées se débrouiller face aux attaques armées, aériennes ou terrestres, alors que Moscou minimisait leur portée.
Désormais, c’est aux régions d’assurer la création et le fonctionnement d’unités armées pour défendre leur territoire contre les drones, les incursions armées depuis l’Ukraine etc. Et si une attaque réussit, la responsabilité pèsera sur le gouverneur, pas sur Moscou.

Tout ça ne consolide pas le régime. Le socle sur lequel le Kremlin a construit son autorité et sa légitimité ne cesse de bouger et de se distendre. L’armée, les autorités régionales et les milieux d’affaires étaient des éléments importants de ce socle. Ce sont ces trois groupes d’acteurs qu’il faudra suivre pour voir comment le régime se transforme. Trois groupes à qui le Kremlin fait porter le poids militaire, civil et économique de la guerre. Trois groupes profondément déstabilisés qui doivent s’adapter à des situations nouvelles.
Quand je parle d’un « régime qui se transforme », ce n’est pas juste par intérêt taxinomique du politiste. L’une des clefs de l’issue de la guerre est la manière dont elle modifie sur l’exercice du pouvoir en Russie. Et les évolutions sont dans ce domaine très, TRÈS rapides.

Quelle que soit la réalité de ces compagnies militaires (qui sera variable selon les régions), elle témoigne d’une dynamique qui mérite d’être notée, car elle témoigne d’une évolution du régime politique russe. Premièrement, alors que le Kremlin a tout fait depuis 2000 pour centraliser le pays et enlever toute marge d’autonomie aux régions, la guerre fait des régions des vrais acteurs politiques. Désormais potentiellement dotés de corps armés qui répondent surtout au gouverneur.
Deuxièmement, la multiplication des entités autorisées à utiliser les armes en temps de guerre dilue encore le monopole de la violence légitime, et ne va pas être forcément au goût des institutions militaires centrales, déjà malmenées par l’affaire Wagner.

J’introduis cependant un bémol.
Dès qu’une dynamique régionale propre se met en place en Russie, les commentateurs parlent volontiers de sécessionnisme. C’est un raccourci beaucoup trop rapide et qui induit en erreur. Pour l’instant, ce que nous observons, c’est l’émergence d’acteurs politiques régionaux là où il y avait plutôt des technocrates, et c’est une accumulation de capital politique par ces acteurs. Quel usage en feront-ils dans le contexte actuel? C’est une autre question, mais la sécession me semble très loin des préoccupation des régions de Belgorod ou de Rostov…